Pendant plus de quinze ans, les robots bipèdes ont habité l’imaginaire collectif comme des créatures spectaculaires mais inabouties. Qui n’a pas vu BigDog, ce quadrupède de Boston Dynamics, lutter contre la neige ou rester debout malgré un coup de pied ? Puis vinrent les vidéos virales d’humanoïdes sautant, dansant, ou tombant avec grâce sur des tapis de mousse. C’était fascinant, mais lointain — un ballet technologique réservé aux laboratoires.
Or, en 2025, le ton change. Discrètement, sans effet d’annonce tonitruant, les robots humanoïdes quittent la scène de démonstration pour entrer sur celle de la production. Ils travaillent. Dans de vrais entrepôts. Sur de vraies chaînes d’assemblage. Parfois même dans les usines qui les ont vus naître. Une bascule silencieuse, mais profonde.
Ce tournant marque la sortie d’un long cycle d’expérimentation pour entrer dans l’ère industrielle. Et c’est la première fois qu’un tel phénomène ne concerne pas uniquement le logiciel ou le numérique : il s’agit ici d’incarner l’intelligence artificielle dans un corps capable d’agir sur le monde réel.
Pourquoi imiter le corps humain ?
C’est une question fondatrice : pourquoi s’obstiner à construire des robots à deux jambes, avec des bras, des doigts, une tête ? Pourquoi ne pas rester sur des machines roulantes ou articulées, plus simples à concevoir ? La réponse est pragmatique. Le monde dans lequel nous vivons – qu’il s’agisse d’un entrepôt, d’une cuisine ou d’une usine automobile – a été pensé pour des humains. Les poignées de porte, les escaliers, les interrupteurs, les postes de travail ont été dimensionnés pour notre taille, notre amplitude de mouvement, notre capacité à saisir des objets.
En reprenant la forme humaine, les robots humanoïdes peuvent utiliser les infrastructures existantes sans que l’on doive tout reconstruire. Ils peuvent, en théorie, remplacer un opérateur sur un poste sans réingénierie du site. Cette compatibilité est leur plus grand atout. Mais elle vient aussi avec ses défis : marcher sur deux jambes, manipuler des objets fragiles, comprendre son environnement, interagir avec des humains… autant de problématiques que la nature a mis des millions d’années à résoudre, et que l’industrie tente de reproduire en quelques décennies.
Ce que les robots savent déjà faire
2025 marque une étape charnière : pour la première fois, plusieurs robots humanoïdes ne se contentent plus d’être des démonstrateurs technologiques. Ils travaillent. Chez GXO Logistics, aux États-Unis, Digit – le robot d’Agility Robotics – vide des chariots et alimente des convoyeurs dans des entrepôts.
Figure 02, développé par la startup Figure AI, insère des panneaux de tôle sur une chaîne de montage BMW en Caroline du Sud.
Apollo, chez Apptronik, commence à inspecter des pièces dans la même usine qui l’a assemblé.
Ces machines sont encore imparfaites. Leur autonomie reste limitée à une ou deux heures d’effort physique intense. Leur dextérité ne rivalise pas encore avec celle d’un ouvrier expérimenté. Leur coût, bien que décroissant, représente encore plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’euros à l’unité. Mais elles ont franchi une ligne symbolique : elles effectuent des tâches facturées. Elles ne sont plus des gadgets ; elles deviennent des collègues.
Atlas, Optimus, Figure 02… les visages de la nouvelle génération
Boston Dynamics, longtemps roi des vidéos spectaculaires, change de cap. Le nouvel Atlas, entièrement électrique, abandonne l’hydraulique au profit d’actionneurs maison, plus simples à maintenir. Il est actuellement en test chez Hyundai pour manipuler des pièces de carrosserie lourdes. L’autonomie reste modeste, mais le couple moteur impressionne.
Tesla, de son côté, avance vite. Le 13 mai 2025, une vidéo d’Optimus Gen 2 devient virale. On y voit le robot marcher avec souplesse, exécuter une sorte de chorégraphie maladroite mais crédible. Derrière cette mise en scène, un fait concret : Tesla annonce avoir produit plus de 1 000 unités en interne pour ses usines, et prépare une commercialisation à grande échelle en 2026.
Chez Figure AI, on mise sur la stabilité financière et la puissance de calcul. Figure 02 possède des mains à 16 degrés de liberté et une IA visuelle embarquée couplée à un cloud d’apprentissage. Il est actuellement le robot humanoïde le plus avancé en situation industrielle réelle.
Sanctuary AI, une startup canadienne, joue quant à elle la carte de l’apprentissage rapide. Son robot Phoenix, version 7, dispose de peaux tactiles sur les mains et les bras. Grâce à elles, il peut apprendre une tâche manuelle en moins de 24 heures via une plateforme de télé-enseignement. Une stratégie qui le rend particulièrement adapté aux environnements évolutifs comme les commerces de détail ou les entrepôts polyvalents.
Agility Robotics, pionnier discret, est le premier à avoir signé un contrat commercial. Son robot Digit ne brille pas par sa dextérité, mais il est robuste, fiable, et rentable. L’usine RoboFab, à Salem dans l’Oregon, produit déjà ses unités en série, avec une montée en puissance prévue au second semestre.
Enfin, Unitree, en Chine, démocratise l’humanoïde avec le H1. Vendu autour de 100 000 dollars, il mise sur la rapidité (il court à 12 km/h) et l’agilité. Le tout, couplé à un système d’optimisation motrice maison, destiné à la recherche et à l’éducation plus qu’à l’industrie lourde.
Et en Europe ? Un potentiel à réveiller
Face à cette déferlante venue des États-Unis et de la Chine, l’Europe semble avancer à pas prudents. Le continent ne manque pourtant pas d’atouts. Les instituts de recherche comme le DFKI en Allemagne, l’INRIA en France ou l’ETH Zurich en Suisse sont à la pointe de la robotique cognitive, de la perception et de la commande. L’Union européenne finance de nombreux projets par le biais d’Horizon Europe et des pôles robotiques tels que euRobotics ou AI4EU.
Des prototypes existent : le robot RH5 développé par l’Institut de Mécatronique Avancée de Karlsruhe, l’humanoïde RAMCIP en Pologne, ou encore Poppy, la plateforme open-source née en France. Mais ces initiatives peinent à franchir le cap de l’industrialisation. Les vidéos de ces robots à la pointe européenne font penser aux Atlas et Asimo des années 2010. Les géants industriels européens — ABB, Siemens, Bosch, Airbus — investissent surtout dans les cobots articulés ou les véhicules autonomes, rarement dans les humanoïdes à usage général.
Le vrai talon d’Achille européen réside dans le passage à l’échelle. Faute de volonté politique forte et de fonds industriels massifs, peu d’acteurs prennent le risque de concevoir une chaîne de fabrication dédiée ou de lancer une gamme commerciale. Résultat : les projets restent cantonnés au laboratoire ou à la démonstration technique.
Et pourtant, l’Europe aurait tout intérêt à investir massivement dans cette filière. Les enjeux sont industriels, certes, mais aussi stratégiques : laisser le soin à d’autres puissances de concevoir les corps qui porteront l’intelligence demain, c’est prendre le risque de dépendre d’architectures propriétaires, de standards de communication non souverains, voire de plateformes robotisées conçues pour d’autres normes sociales ou éthiques.
Il reste donc une fenêtre d’opportunité : en misant sur des humanoïdes spécialisés, adaptables, sécurisés, et conçus avec des valeurs européennes — respect de la vie privée, sécurité des interactions, accessibilité — le Vieux Continent pourrait encore écrire sa propre page dans cette nouvelle ère.
Un changement d’époque
Les humanoïdes n’envahiront pas les trottoirs demain matin. Mais leur arrivée sur le marché du travail est amorcée, réelle, concrète. D’ici à 2030, il est probable que des dizaines de milliers d’entre eux opèrent discrètement dans les coulisses des grands flux logistiques, des hôpitaux ou des usines.
Il ne s’agit plus de science-fiction. Il s’agit d’un nouvel acteur dans l’économie réelle. Et la question qui se pose désormais n’est plus « quand » ces robots arriveront. Elle est bien plus personnelle : quelle sera votre place dans ce monde où l’intelligence artificielle a désormais des jambes, des bras… et des collègues ?
Les projections varient selon les scénarios, mais certaines constantes se dessinent. Goldman Sachs estime que les humanoïdes pourraient représenter un marché de 38 milliards de dollars d’ici 2035, avec plusieurs centaines de milliers de robots actifs dans les secteurs du transport, de la logistique, de la santé et de l’industrie légère. D’autres rapports, comme celui du Forum économique mondial, annoncent un double mouvement : la disparition progressive de certains emplois physiques peu qualifiés, et la création d’une nouvelle catégorie de métiers, autour de la supervision, de la programmation, de l’entretien et de l’éthique des systèmes robotisés.
Mais l’automatisation par l’humanoïde ne se superpose pas simplement à celle des logiciels. Elle change la donne dans les métiers jusqu’ici protégés par leur ancrage physique : magasiniers, agents hospitaliers, préparateurs de commandes, agents d’entretien, caristes, opérateurs polyvalents. Ce sont ces fonctions qui, demain, seront partagées — voire partiellement transférées — à des robots capables de se déplacer et de manipuler.
Faut-il en avoir peur ? Non, mais il faut s’y préparer lucidement.
Comment sécuriser sa place dans cette économie augmentée ?
L’entrée des robots humanoïdes dans le monde du travail n’annonce pas la fin de l’emploi humain, mais sa transformation. Comme l’a montré le Forum économique mondial dans son rapport Future of Jobs 2023, 83 millions de postes pourraient disparaître d’ici 2027 du fait de l’automatisation, tandis que 69 millions nouveaux rôles émergeraient en parallèle, notamment dans la technologie, la gestion des données, la coordination et la surveillance des systèmes automatisés (source).
La robotique humanoïde, parce qu’elle opère dans le monde physique, touche une catégorie d’emplois jusqu’ici relativement protégée : les métiers dits « manuels cognitifs », c’est-à-dire ceux qui nécessitent de la coordination, de la perception et de l’adaptation, mais peu de réflexion stratégique ou de créativité. Cela concerne notamment les agents logistiques, les opérateurs polyvalents en usine, les livreurs, certains personnels hospitaliers ou d’accueil.
Face à cela, la question pour les jeunes générations n’est pas “comment éviter l’automatisation”, mais plutôt : comment se positionner pour en être du bon côté ? Voici ce que disent les études, les écoles, et les entreprises qui embauchent déjà dans ce domaine.
1. Saisir les nouveaux métiers de l’interface homme-robot
Les robots ne seront pas autonomes à 100 %. La majorité des tâches réalisées par les humanoïdes nécessitent un encadrement, une supervision, voire un entraînement initial. Le rapport de McKinsey Global Institute sur le futur du travail (2021) souligne que les postes d’human-machine team leaders devraient croître significativement d’ici 2030, notamment dans l’industrie, la logistique et la maintenance (source).
Cela signifie qu’il faut aujourd’hui former des opérateurs augmentés, capables de travailler aux côtés de ces nouvelles machines, de les configurer, de les guider, voire de les corriger en temps réel. Des formations émergent déjà, comme le BUT en robotique proposé dans plusieurs IUT, les licences professionnelles en mécatronique ou les certificats en interaction homme-robot dans des écoles comme l’UTC ou l’INSA.
2. Se former au design d’interactions physiques et collaboratives
Les robots humanoïdes posent des défis inédits en ergonomie, en communication non verbale, en spatialisation des tâches. Cela ouvre la voie à de nouveaux profils hybrides : concepteurs d’environnements mixtes, designers de coactivité, ou encore UX designers en robotique physique.
Des écoles comme Strate, L’École de design Nantes Atlantique ou l’ENSCI – Les Ateliers commencent à intégrer des modules d’interaction homme-robot dans leurs cursus. Le Design Research Society comme l’IEEE Robotics and Automation Society publient régulièrement des travaux sur les meilleures pratiques en matière de fluidité interactionnelle et d’acceptabilité sociale des robots humanoïdes (source IEEE).
3. Adopter une culture systémique et multidisciplinaire
Les profils les plus recherchés dans les entreprises en 2025 sont souvent ceux qui savent jongler entre la technique, les usages et les systèmes. Selon une étude menée par LinkedIn Learning, les compétences les plus en croissance dans les cinq dernières années incluent l’analyse de données, l’automatisation des processus, la gestion agile et la pensée critique (source).
Dans le contexte robotique, cela signifie être capable de lire des logs, de comprendre un flux logistique, de penser une organisation humaine-machine à l’échelle d’une entreprise. Des compétences aujourd’hui accessibles via des formations comme les Masters spécialisés en robotique industrielle (INP Grenoble, Polytech Lille), ou les certificats en lean manufacturing et supply chain augmentée.
Dans cette nouvelle économie augmentée, la peur de perdre sa place est compréhensible. Mais les signaux sont clairs : les jeunes qui sauront collaborer avec la machine, sans la subir, deviendront les acteurs incontournables du monde productif de demain. L’intelligence artificielle a trouvé son corps. À vous de forger votre rôle dans ce duo.
Sources :
Boston Dynamics – Annonce du nouvel Atlas électrique et partenariat avec Hyundai : Site officiel Article TechCrunch – Hyundai tests Atlas in car plant
Tesla Optimus Gen 2 – Présentation vidéo du 13 mai 2025 et objectifs de production : Compte X (ex-Twitter) d’Elon Musk Tesla AI Updates – Optimus progress
Figure AI – Figure 02 – Déploiement chez BMW Spartanburg et levée de fonds : Site officiel Figure.ai Reuters – Figure AI raises $675M at $2.6B valuation BMW press release – Collaborative robotics at Spartanburg
Sanctuary AI – Phoenix v7 – Capacités d’apprentissage rapide et peau tactile : Site officiel TechCrunch – Phoenix 7 and tactile sensors
Agility Robotics – Digit – Contrats avec GXO et Amazon, lancement de la RoboFab : Agility Robotics official site IEEE Spectrum – Digit goes to work
Apptronik – Apollo – Partenariat avec Jabil, mission dans l’usine de production : Site officiel PR Newswire – Apptronik and Jabil partnership
Unitree Robotics – H1 / G1 – Record de vitesse et IA AMO : Site officiel YouTube – H1 full-body control demo
Goldman Sachs – Rapport sur le marché mondial des humanoïdes à horizon 2035 : Goldman Sachs Insights – The rise of humanoid robots
Forum économique mondial – Rapport 2024 sur l’avenir des emplois : WEF Future of Jobs Report 2024
McKinsey Global Institute – Études sur l’automatisation physique et les scénarios de transition : McKinsey – The future of work after COVID-19
euRobotics & Horizon Europe – Programmes européens de recherche en robotique : euRobotics.eu Commission européenne – Robotics funding
Projets européens notables – RH5 (Karlsruhe), Poppy (INRIA), RAMCIP : Poppy Project KIT RH5 project page RAMCIP H2020 project
Normes ISO – Révision 2025 de la norme ISO 10218 : ISO official site