Hier encore vitrine de la « French Tech », Aldebaran Robotics vient d’être placée en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris, scellant le licenciement de ses 106 derniers salariés et l’arrêt définitif de ses activités. Sa trajectoire raconte à la fois la fulgurance des pionniers européens et le décrochage brutal d’un continent désormais dépendant des humanoïdes fabriqués ailleurs.
Ma conviction est simple : à l’image du smartphone, les robots humanoïdes seront demain omniprésents, investissant des tâches jusqu’ici réservées aux humains. Comme lui, ils nous accompagneront dans nos gestes quotidiens, apprendront à nous connaître intimement, nourris par la richesse des données qu’ils collecteront. Et comme lui, ils nous rendront profondément dépendants pour suivre le rythme effréné du progrès technologique.
Mais là s’arrête la comparaison. Car les humanoïdes couvriront un spectre d’activités bien plus vaste, y compris celles que l’on considérait jusqu’ici comme relevant de spécificités culturelles ou européennes. Ce bouleversement ne conduira pas seulement à une dépendance accrue envers les nations technologiquement en avance ; il nous privera aussi de notre capacité à investir, à innover, à concrétiser nos valeurs et à défendre nos combats. Ce décrochage nous relèguerait au rôle de commentateurs, pendant que d’autres façonneront le monde.
Dans ce contexte, Aldebaran fait figure de signal fort. Ce projet pionnier, né ici, prouve que les talents sont là, prêts à répondre présents dès que l’impulsion sera donnée.
Mais qu’était donc Aldebaran ? Voici un court résumé.
1. La fulgurance des débuts (2005-2012)
Créée à Paris en 2005 par Bruno Maisonnier, Aldebaran conçoit NAO, petit humanoïde de 58 cm qui fait sensation : dès 2008, il remplace l’Aibo de Sony dans la RoboCup et devient la première plateforme standard humanoïde grand public pour la recherche et l’éducation. Accessible, programmable, charismatique, NAO offre à la France une visibilité que seul le Japon, alors souverain avec ASIMO, pouvait revendiquer.
Au tournant de la décennie, une trentaine de NAO dansent à l’Exposition universelle de Shanghai 2010, symbole d’un savoir-faire européen capable de rivaliser avec les géants asiatiques (wired.com). À l’époque, aucun acteur américain n’a encore démontré de robot humanoïde fonctionnel en dehors des laboratoires.
Dans les ateliers parisiens, l’équipe d’Aldebaran lance déjà le projet Roméo : un humanoïde d’1,40 m, financé à hauteur de 10 M €, pensé pour l’assistance aux personnes âgées et destiné à propulser la robotique de service grandeur nature sur la scène mondiale. À cette époque, aucun acteur américain n’a encore présenté de robot bipède réellement opérationnel en dehors des laboratoires.
2. L’ère SoftBank et le pari Pepper (2012-2021)
En 2012, le conglomérat japonais SoftBank entre au capital, puis monte à 96 % trois ans plus tard. L’objectif : industrialiser Pepper, premier robot « émotionnel » d’1,20 m lancé en 2014. A l’époque, nous nous interrogions sur la suppression des jambes et pieds initialement présents sur Nao et Roméo. Ceci démontraient déjà les faiblesses financières de l’Europe pour soutenir ce projet incroyable d’humanoïde, laissant la concurrence internationale prendre de l’avance.
Malgré 27 000 unités produites, Pepper peine à convaincre hors du marketing événementiel ; sa production est suspendue en 2021, tandis que le site d’Issy-les-Moulineaux se spécialise dans la maintenance.
3. United Robotics Group et la descente aux enfers (2022-2025)
SoftBank se désengage en 2022 au profit de l’allemand United Robotics Group, qui relance le nom Aldebaran mais réduit de moitié l’effectif français (fr.wikipedia.org). Le marché bascule vers des robots de service roulants (Whiz, Plato) où la concurrence asiatique écrase les marges.
En 2025, l’entreprise accumule 150 M€ de dettes ; procédure de sauvegarde en janvier, redressement en février, nouveau PSE au printemps (actuia.com, actuia.com). Faute de repreneur, la liquidation est prononcée le 2 juin 2025 (lemonde.fr, information.tv5monde.com).
4. Un leadership précoce… puis le décrochage
Au mitan des années 2010, NAO et Pepper disposaient d’un écosystème logiciel (NAOqi, App Store) et d’une base installée (20 000 NAO, 12 000 Pepper) inégalée (aldebaran.com). Pourtant, l’Europe n’a pas su transformer l’essai quand Boston Dynamics, Agility Robotics ou Figure AI, puis Tesla et Amazon, ont bénéficié de capitaux massifs et de marchés domestiques moins réglementés.
5. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine accélèrent
En mai 2025, Figure 02 assemble des panneaux pour BMW en Caroline du Sud, Digit vide des chariots chez GXO Logistics et Apollo inspecte des pièces dans son usine texane ; ces robots sont déjà facturés à l’heure (shyrobotics.com).
La Chine, dopée par des subventions allant jusqu’à 5 M ¥ par fabricant et un fonds national pour la robotique, vise la domination des humanoïdes d’ici 2030 (bloomberg.com, reuters.com). Les constructeurs automobiles chinois déploient la série Walker S de UB Tech sur leurs lignes d’assemblage (wardsauto.com). Le duel sino-américain est désormais le vrai front de l’innovation (foreignpolicy.com).
Notre dernier article (“Les robots humanoïdes : des labos aux chaînes de montage”, 15 mai 2025) décrit comment la forme humaine facilite l’insertion dans des infrastructures existantes ; les robots prennent déjà en charge la manutention, l’inspection et même certaines opérations de montage, malgré une autonomie encore limitée à deux heures (shyrobotics.com).
6. Vers une dépendance stratégique de l’Europe
L’UE consacre certes 7,3 G€ à la recherche dans le nouveau programme Horizon Europe 2025, mais ces financements se dispersent entre défense du climat, transition numérique et cascade funding pour les PME ; aucune initiative à l’échelle du « moonshot » américain ou chinois n’est axée spécifiquement sur l’humanoïde (rea.ec.europa.eu). Conséquence : les meilleurs actionneurs, capteurs LIDAR et contrôleurs de couple sont importés d’Asie, tandis que les séries pilotes européennes restent cantonnées aux labos.
Le Financial Times rappelle que plus de la moitié des robots mondiaux sont installés en Chine et que les actuateurs et aimants permanents produits dans le delta du Yangtsé conditionnent toute la chaîne de valeur occidentale (ft.com). Sans capable fournisseur continental, l’industrie européenne risque de dépendre – comme dans les semi-conducteurs – d’écosystèmes extra-européens pour des machines qui, demain, manipuleront nos colis, nos pièces d’avion ou assisteront nos aînés.
Lorsqu’on évoque les robots humanoïdes, impossible de ne pas penser à l’intelligence artificielle. Et en France, Mistral AI occupe une place centrale. L’entreprise irrigue déjà un jeune écosystème, à travers les nombreuses startups qui commencent à bâtir leurs applications sur sa technologie.
Mais cette dynamique, aussi prometteuse soit-elle, repose sur des fondations fragiles, tant sur le plan technologique que capitalistique.
Depuis sa création en avril 2023, Mistral AI a levé plus d’un milliard d’euros, atteignant une valorisation de près de 6 milliards en juin 2024. Une réussite fulgurante… mais portée en grande partie par des fonds étrangers. Des investisseurs américains de premier plan — Andreessen Horowitz, General Catalyst — et des géants technologiques comme Nvidia ou Salesforce détiennent aujourd’hui une part significative du capital. Ce type d’actionnariat peut influencer la trajectoire stratégique de l’entreprise, que ce soit dans la localisation de ses activités ou dans la définition de ses priorités.
Si l’entreprise est indéniablement française par ses origines, son ADN est marqué par une forte empreinte américaine. Ses trois fondateurs — Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix — ont été formés dans les grandes écoles françaises (Polytechnique et ENS), mais ont affûté leur expertise dans les laboratoires d’élite des GAFAM : DeepMind pour le premier, Meta pour les deux autres.
Cette porosité technologique pose une question de fond : dans quelle mesure la France maîtrise-t-elle réellement les briques stratégiques de son intelligence artificielle ? À mesure que la compétition mondiale s’intensifie, et que les investissements des géants américains s’accélèrent, le risque est grand de voir Mistral perdre son ancrage national — ou pire, devenir une tête de pont pour des intérêts étrangers.
Ce déséquilibre prive les entreprises européennes des recettes qu’elles pourraient réinvestir, tandis qu’il profite aux États dont les champions nationaux s’imposent comme leaders ; c’est la même fracture que celle qu’ont subie les pays restés à l’écart de l’industrialisation au XIXᵉ siècle, avec le même danger de déclassement pour nous.
La disparition d’Aldebaran referme une parenthèse de vingt ans où l’Europe se rêvait pionnière des humanoïdes. Alors que les États-Unis et la Chine transforment déjà leurs usines en intégrant des robots bipèdes, le Vieux Continent se retrouve spectateur. Si l’on ne veut pas que la prochaine génération de robots de service, de santé ou de défense soit conçue ailleurs puis louée à prix fort, il faudra mobiliser rapidement un plan industriel européen combinant capital-risque, politique d’achat public et rapprochement entre laboratoires et usines. Faute de quoi, NAO restera le souvenir émouvant d’un potentiel inexploité – et la dépendance à la technologie étrangère une réalité durable.
Merci à Bruno Maisonnier, à ses équipes, soutiens et partenaires de nous avoir fait rêver !
Sources :